C'est triste à dire, mais les Tikamis comprennent souvent mieux le fonctionnement psychique des humains que ces derniers.
Un essai du doux Tikami
Un des traits qui me chagrine le plus chez les humains, c’est qu’ils sont suffisamment sophistiqués pour envoyer des sondes jusqu’à Pluton, mais semblent dans la plus profonde ignorance de ce qui se passe dans leur propre tête.
Par exemple, très peu savent que leurs émotions, et leurs sentiments (c’est-à-dire les émotions pérennisées dans le temps) ressemblent beaucoup à une terre agricole.
En effet, les affects ne sont pas, dans votre monde, envoyées par quelque divinité, à la façon d’un Cupidon et de ses flèches. Ce ne sont pas non plus des événements qui dépendent directement de votre volonté, comme un muscle ou un calcul mental. ils se comportent plutôt comme des plantes, qui pousseraient dans votre “potager émotionnel” personnel.
Il ne vous appartient pas de choisir les proportions des innombrables graines présentes initialement dans ce potager ; celles qui forment votre tempérament inné, votre caractère de naissance. Certains jeunes enfants sont stoïques, d’autres sont émotifs. Certains sont doux, d’autres colériques. C’est la magie de l’aléatoire génétique, de la flore intestinale héritée (voir ici), puis des (constamment traumatiques) premiers temps de la vie, qui décident de ce caractère initial.
Par contre, une fois l’âge de raison atteint, la tâche qui vous revient de droit, et plus encore de devoir, c’est de cultiver ce potager. D’en travailler la terre, d’arracher les mauvaises plantes, de tuteurer et tailler les bonnes, de mettre les engrais adéquats, voir de déverser des tonnes de terreau ou de terre de bruyère, autant de fois qu’il le faudra pour en tirer de délicieux fruits. C’est-à-dire ceux qui vont dans le sens du Vol’Ben : la bienveillance, l’émerveillement, la joie, la prudence, l’empathie, la pitié (si décriée par vos grands philosophes, alors qu’elle est la seule à pouvoir faire briller de l’humanité dans les temps de tempête)…
Trop d’humains laissent en effet leur potager intérieur à l’abandon, comme une terre en friche, remplie d’herbes folles. Et connaissant le terreau historique des homo sapiens sapiens, sans surprise, ce ne sont pas les plus nocives qui manquent à l’appel. Dans cette zone sauvage, des plantes-émotions envahissantes en étouffent d’autres, les meilleures d’entre elles ne durent guère… et l’humain est relégué au rang de spectateur, qui ne sait pas à quoi son jardin ressemblera dans une journée ou dans un an. Pour peu qu’il soit émotif, il deviendrait presque la marionnette de ses sentiments, au lieu d’en être le gestionnaire. Ce n’est donc pas sans raison si tant de courants de pensée incitent à prendre le contrôle de nos “passions” humaines.
Mais comment, me demanderez-vous, concrètement, pouvons-nous jardiner dans ce potager des émotions ?
Eh bien, la PREMIÈRE façon, c’est en choisissant, autant que faire se peut, ce qui arrive à vos sens : ce que vous lisez, ce que vous regardez sur vos scintillants écrans, ce que vous écoutez, les jeux auxquels vous vous adonnez. Car les humains ne sont pas des îlots d’airain, impassiblement battus par le vent et la houle du monde qui les entoure. Ce sont plutôt des morceaux d’argile, que chaque information, jusqu’à la plus infime d’entre elles, peut contribuer à remodeler en profondeur. Vos sens agissent ainsi comme le soleil, comme la pluie, comme la neige, comme le vent, comme la grêle, comme (parfois hélas) un tremblement de terre avec tornade cataclysmique, sur vos jardins intérieurs. D’où l’intérêt de contrôler ce climat, au lieu de le laisser au hasard des aléas de la vie.
Vos aïeux étaient probablement davantage conscients de ce phénomène de mûrissement émotionnel, crucial complément de l’éducation intellectuelle. C’est pour cela qu’ils parlaient de lectures édifiantes, faisaient rabâcher aux écoliers des proverbes aussi anciens qu’intemporels, surveillaient ce qui leur passait sous les yeux. Les romans et bandes dessinées exaltaient les héros braves et altruistes, et crachaient sur les méchants cruels et égoïstes. Ces efforts moralisants n’ont visiblement pas suffi à contrer les idéologies sanguinaires, mais il y avait de bonnes intentions à la source.
De vos jours, c’est bien plus délicat, de filtrer les stimuli qui arrivent à vos enfants. Techniquement, les médias sont de plus en plus libres d’accès, et le “contrôle parental”, un poreux palliatif. Mais surtout, les mentalités ont évolué. La morale, la censure éducative, ont moins bonne réputation. Les héros trop gentils, les scénarios trop prévisibles et édulcorés, où le Bien triomphe toujours, c’est “ringard”. Bienvenue aux nouveaux contes, libérés du carcan déontologique. Désormais, les histoires sont remplies d’antihéros, de protagonistes plus vains, cruels et immatures les uns que les autres. Et les intrigues se sont épicées ; elles mélangent les guerres, les massacres de civils, les exécutions sommaires de femmes et d’enfants, les tortures, les viols, les incestes, et une infinie palette de manipulations et méchancetés interpersonnelles.
Mais attention, cela reste un loisir. Donc le spectateur, pour jouir de la scène, est à son insu forcé d’abattre les plantes d’empathie, de compassion, de soif de justice, qui pousseraient en lui, et qui risqueraient de lui faire rejeter ce déprimant spectacle. Par contre, s’il a en lui une certaine tendance à la jouissance sadique, à l’exaltation de la violence et du gore, ce type de plante émotionnelle se trouvera désaltérée à satiété, soyez-en sûrs. Cerise sur le gâteau, les jeux les plus novateurs invitent l’humain à prendre activement part à ces intrigues criminelles. Plus besoin de princesse en danger : les nouveaux “accomplissements”, ce sont des meurtres commandités, des cambriolages, et le minutieux montage d’un réseau de proxénètes, en vue d’être un parrain de mafia comblé par la vie.
Cet étalage complaisant de vices n’est pas le seul à pouvoir désensibiliser un humain. Même si la pluie est bonne pour les plantes, certaines ne supportent qu’une certaine humidité, avant de finir par pourrir sur pied. C’est ainsi que, si les faits divers horrifiants racontés à longueur de journée par vos médias peuvent être l’occasion d’une prise de conscience, d’une communion empathique avec le reste de la planète, ils peuvent tout autant nourrir le désespoir, ou désensibiliser par accoutumance.
Mais je palabre, je palabre, et je n’ai pas encore évoqué la DEUXIÈME façon d’entretenir votre potager émotionnel : le contrôle a posteriori. Les recherches en neuroplasticité cérébrales suggèrent que, lorsque vous luttez contre une crise de colère, ce n’est pas qu’un effort temporaire, cela modifie le câblage de vos cerveaux, et diminue votre propension à l’emportement ; c’est comme un domptage, dans la durée, des réactions instinctives. Généralisez cette donnée à l’ensemble des émotions, et vous comprendrez comment, pour un jardinier des sentiments, la bêche et le sécateur sont tout aussi précieux que le contrôle de la météo.
Vous connaissez sans doute des proches dont la vie a été bouleversée par un livre, une rencontre, une remarque incisive ; mais les jardins les plus beaux ne sont pas ceux que l’on a retournés au bulldozer, plutôt ceux que l’on a travaillés jours après jour, année après année, jusqu’à ce que toutes les mauvaises graines aient germé sans réussir à perpétuer leur descendance.
Certains conseillent la méditation pour cela, ou proposent des thérapies de groupe pour gérer les émotions. D’autres recommandent une approche progressive, avec fixant des objectifs périodiques : “le lundi, je ne dis de mal de personne”. Nous autres Tikamis sommes surtout adeptes du “pas en arrière” mental. Lorsque nous sommes émus négativement, nous prenons du recul par rapport à cette sensation ; nous la regardons comme une émotion qui nous traverse, à cause de notre caractère de naissance, de notre histoire, de notre environnement immédiat, mais qui n’est pas attachée intrinsèquement à notre personnalité, et que nous voulons le moins possible retrouver dans le futur. C’est une technique qui en vaut une autre, mais à la longue, nous remarquons et repoussons de plus en plus rapidement ces états d’esprit nocifs.
“Mais”, me répondrez-vous, “à quoi bon perdre du temps avec toutes ces édifications et introspections douteusement narcissiques ? Qu’importent les sautes d’humeur et les petites émotions, du moment que l’on respecte les lois garantes de la paix sociale. Ne vaut-il pas mieux consacrer son temps à des entreprises bien plus amusantes et constructives ?”
Ce serait une bonne idée, mais seulement si vous étiez fondamentalement enclins à la rationalité et à la bienveillance. Les effets d’un potager émotionnel délabré peuvent aller bien trop loin. Des humains qui séparent leurs connaissances entre ceux avec qui ils ont un “bon feeling”, et ceux qu’ils “ne peuvent pas sentir”. Qui pouffent de rire lorsqu’ils voient un de leurs congénères faire une dangereuse chute. Qui s’éprennent de quidams de passage, puis n’en ont plus rien à faire quelque temps plus tard. Qui étouffent leurs restes de compassion pour faire plaisir à quelques dogmes aberrants. Qui, à force de laisser pousser l’envie, la jalousie, la rancœur, la haine, finissent par basculer dans des délits ou des crimes passionnels.
Et c’est lorsqu’ils sont soumis à des vents contraires que l’on peut le mieux juger la qualité des potagers émotionnels. Avez-vous remarqué que, quand la critique et la médisance s’insinuent dans un groupe de discussion, certains ont immédiatement un petit sourire au coin des lèvres, et d’autres des sourcils anxieux ? Quelle différence d’humanité entre ceux qui sont encore envahis d’instincts grégaires, et ceux qui ont cultivé l’empathie et le respect.
Le flegme, cette qualité si sous-estimée chez les humains, pourrait être un couteau suisse imparable pour tordre le cou aux émotions néfastes. Mais il resterait un problème anthropologique fondamental : parfois, la Raison ne suffit pas, les émotions sont elles aussi nécessaires pour que vous réussissiez dans vos projets de vie.
Prenons tout de suite le cas emblématique, celui indispensable pour bâtir un couple solide et heureux dans la durée : le sentiment amoureux. Ne vous étonnez pas qu’autant de vos ouailles échouent lamentablement lorsque, souvent après des années de papillonnage, ils tentent de se stabiliser. Car ils sont encore dans une vision puérile, passive de l’émotion amoureuse.
Ils prennent les herbes sauvages que sont les pulsions sentimentales ou sexuelles, comme fondements de leur couple. Mais ces plantes (en réalité, des artefacts évolutifs dédiés à la perpétuation de l’espèce) n’ont d’ordre à recevoir de personne. Elle poussent où elles veulent, quand elles veulent, se moquent éperdument de toute considération rationnelle (“oui, il a quarante ans de plus que moi, mais je l’aime”), et disparaissent un jour sans plus de raison qu’elles ne sont apparues.
Il est donc dommage que ce type de romantisme ait imbibé la littérature et la filmographie pendant si longtemps ; que les préjugés admiratifs et superstitieux, autour du “coup de foudre”, continuent de pulluler. Car, foi de Tikami, lorsque nous entendons des humains qui ont été séduits par une couleur d’yeux, une forme de main, ou un accent étranger, nous nous posons la question : n’est-ce pas tout aussi intelligent que de choisir une nouvelle voiture en fonction de la texture de ses jantes ?
Un humain qui veut aller loin, cherchera, lui, à faire pousser ses propres sentiments amoureux, à les élaguer, les arroser, pour que les exubérants rejets qu’il a aperçus un matin deviennent des oliviers millénaires. Il existe toute une science pour cela. Par exemple la pratique des “cinq langages de l’amour”. La compréhension des différences psychologiques entre les hommes et les femmes (martiens et vénusiennes). La sensibilisation aux “saisons de l’amour”, et aux risques de crises existentielles à l’approche de certains âges clefs. Des circuits de “coaching” permettant de forcer les amoureux à échanger en profondeur, au lieu de se contenter de leurs préjugés et de leurs trompeurs sentiments de complicité. Sans oublier, bien sûr, l’expertise multimillénaire autour de vos étranges câlins physiologiques.
On pourrait continuer à théoriser et métaphoriser pendant des siècles sur ce potager des émotions, mais le principal est déjà d’être conscient de son existence ; puis, de se poser la question : moi-même, dans mon jardin des sentiments, qu’est-ce que j’ai fait pousser ? Un champ de ronces, ou un verger d’arbres fruitiers ?
PS : Certains se sont insurgés contre l’idée que les médias influenceraient notre psychisme, arguant par exemple qu’ils profitaient sans problème des films les plus gores, mais ne supportaient pas pour autant la vue du sang dans la vraie vie. C’est pour moi une illustration de l’effet écran : certaines émotions (comme la peur) sont très sensibles aux effets de distanciation, et une phobie n’aura pas du tout le même impact, si l’on est protégé de son objet (mygale, serpent, requin…) par une solide vitre de vivarium ou d’aquarium. En revanche, tant qu’une situation de torture ou de viol est crédible, j’ai du mal à voir en quoi la présence d’une vitre, d’un écran, peut la faire passer de “intolérable” à “excitante”.
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