Les frivoles Tikamis ont la chance d'avoir la Déesse de Justice, Athéna, pour mentor.
Un essai du doux Tikami
Je rencontre de façon récurrente, chez vos congénères, des attitudes très logiques et bénéfiques dans leur fonctionnement personnel, mais illogiques et néfastes dans leur fonctionnement sociétal.
Je vois deux ressorts principaux, pour expliquer de telles attitudes chez ces personnes. Premièrement, l’impression d’être des individus spéciaux, dignes d’un traitement de faveur. Deuxièmement, le sentiment que leurs actions, diluées dans l’immense fresque de l’Histoire humaine, ont un impact inexistant.
Les étranges illusions que voilà. Dans l’immense neige qu’est votre humanité, chaque flocon aime à se croire plus unique que les autres. Par ailleurs, qu’est cette neige sinon une accumulation de flocons, tous minuscules, mais aucun négligeable ?
Lorsque leur rentabilité baisse, les lignes de transport en commun sont modulées ou fermées. Lorsque la vaccination est insuffisante dans une population, les maladies médiévales reviennent. Lorsque, lassés de dispendieusement entretenir une voiture qui sert surtout aux autres, des citadins la revendent et cherchent à leur tour à se faire transporter, la logistique des Week-ends à la campagne perd largement en simplicité.
On le sent bien : une plage paradisiaque n’est autre qu’une accumulation d’infimes grains de sable et de gouttes d’eau, tous à la bonne température ; de même, un pays qui fonctionne n’est autre qu’une myriade de petits citoyens qui, chacun, voient plus loin que le bout de leur nez, et agissent en conséquence. Des personnes qui, au lieu de suivre la Voie du Passager Clandestin, la Philosophie du Parasite, se demandent “que se passera-t-il si tout le monde agit comme moi ?”
Cela me rappelle intensément cette histoire du Vaillant Colibri qui, au milieu d’une forêt en feu, transportait des becquées d’eau jusqu’au brasier. Les animaux de la forêt, les ours, les loups, les élans, courant en tous sens, lui criaient : “Pourquoi t’épuises-tu avec ces vains et dangereux allers-retours ? Tes gouttelettes ne peuvent suffire à arrêter cet incendie”. Et le colibri de répondre : “Cela est bien vrai, mais je fais ma part”.
Certains humains, comprenant qu’il était problématique de vivre aux dépens des autres, mais pas oblatifs pour autant, ont migré vers une philosophie plus raffinée. Nous autres Tikamis l’appelons la Grandiloquence du Farfadet.
La légende raconte qu’un entreprenant lutin décida un jour d’aller vendre, avec son ami farfadet, leur récolte de mûres dans le pays voisin. Le farfadet prévint : “je suis fort occupé en ce moment, je te saurais donc gré de nous trouver un moyen de transport pour ce voyage. Tu as carte blanche, et bien évidemment, nous partagerons les frais.” Le lutin acheta de solides matériaux aux forgerons de la montagne, dessina les plans de la calèche, la monta dans son atelier, puis apprivoisa deux lapins en guise d’attelage. Le jour venu, il montra fièrement son œuvre au farfadet. Celui-ci lui répondit : “Magnifique travail cher ami, et comme je t’en avais donné parole, nous partagerons les frais : puisque tu t’es occupé du durable, je me chargerai du consommable.” Sur quoi, il lança au lutin une botte de carottes.
Ainsi en est-il aussi des humains. Un ami garagiste m’a expliqué que la possession d’une voiture engloutissait des milliers de vos piécettes métalliques chaque année : “Tu comprends, entre l’amortissement, l’assurance, l’entretien, le stationnement, les consommables, c’est la ruine”. Dès lors, je comprends moins les quidams qui se sentent l’âme de Généreux Mécènes, parce qu’ils ont contribué aux frais d’essence lors d’un covoiturage ; qui, nonobstant le véritable coût de la maison de campagne qu’on leur prête (“Y a les emprunts, les taxes immobilières, les réparations, les charges d’eau et d’électricité”), pensent avoir “rendu la pareil” en offrant un dîner au restaurant ; qui, lorsqu’ils font appel à un prestataire, s’attendent à payer juste le temps passé sur la tâche, non les années qui furent nécessaires à forger une expertise.
Bien entendu, ces considérations n’excluent pas la notion de “cadeau”. Il est plaisant qu’il reste dans vos sociétés des actes de gratuité, qui n’attendent aucune contrepartie directe ou indirecte ; et je tire mon chapeau aux bonnes gens qui convoient, prêtent leur habitat, aident leurs voisins, en tout bénévolat. Mais il est préférable aussi, dans ces cas, que les bénéficiaires témoignent d’un zeste de gratitude, quand bien même ils auraient participé aux frais supplémentaires occasionnés.
On le devine, ce n’est rien moins qu’une exigence de justice, qui appelle une participation individuelle pertinente aux efforts collectifs. Une exigence qui requiert de la bonne volonté, mais aussi de l’éducation ; dont une certaine prise de conscience, de l’impact massif qu’ont les micro-agissements individuels sur le monde. Et cette sensibilisation me semble particulièrement nécessaire dans une société qui aspire à la démocratie, au civisme, à l’écologie - des causes qui requièrent davantage de courageux colibris que de rusés farfadets.
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