Les frivoles Tikamis ont la chance d'avoir la Déesse de Justice, Athéna, pour mentor.
Un essai du doux Tikami
“La liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté”
—John Rawls
Sans doute avez-vous entendu parler de l’Arbre de la Liberté. Un arbuste que l’on plante ponctuellement dans les villes et les villages, depuis la période de la Révolution française, et qui représente en outre la vie, la continuité, la croissance, la force et la puissance. Ce symbole est très intéressant, mais uniquement si l’on va plus loin : la Liberté ne se comporte pas comme un arbre, mais comme une forêt ; la forêt des libertés.
Dans cette flore, chaque arbre représente un être. Le tronc est l’image de ses libertés fondamentales : le droit à la vie, le droit au respect de l’intégrité physique et psychique. De là partent les branches (et racines), qui représentent autant de droits individuels dans leur exercice : liberté d’aller et venir, liberté d’expression, droit à un procès équitable, droit de vote, droit à l’éducation, droit à la non-discrimination…
Quelles sont les informations importantes à souligner, via cette métaphore de la forêt des libertés ?
Que ces libertés sont, comme leurs représentations végétales :
On voit donc l’importance de parler de forêt et non simplement d’arbre. Car ce que l’on appelle la Paix, ce n’est rien d’autre que l’équilibre, l’harmonie de la forêt des libertés ; et la Justice, c’est l’art de préserver ou retrouver cet équilibre. Seriez-vous contents de vous promener dans un bois où quelques dizaines d’arbres ont colonisé sous-sols et airs, acidifié l’humus, et étouffé le reste de la végétation ? Seriez-vous similairement satisfaits de vivre dans un monde où une poignée de personnes possèdent toutes les richesses, toutes les terres, tous les droits, toutes les impunités, pendant que le reste de la population se serre dans les quelques parcelles de liberté restantes ?
Notez qu’à aucun moment je n’ai évoqué une stricte égalité. Que l’espace de liberté occupé par une blatte, soit largement plus mince que celui accordé à un humain, cela ne me choque pas ; de même, que certaines personnes, par leurs biens, leur situation sociale, leur intelligence, aient davantage de latitude d’action que d’autres, ce n’est pas en soi révoltant. Ce qui pose problème, ce sont les schismes dignitaires, les inégalités face à la Loi, les déséquilibres absurdes, et plus largement, le fait que certains arbres des libertés n’aient même pas assez d’espace pour porter leurs propres fruits.
Il faudra bien un jour que votre humanité en finisse avec cette manie, que l’on pourrait aussi appeler “piédestal mono-liberté tournant” ; une tradition qui consiste à prendre une seule liberté parmi toutes celles qui existent (donc un seul type de branchage que possède chaque arbre), et à l’ériger en absolu, en dogme, au mépris de toutes les autres.
Ainsi, il suffit que quelques excités du bout du monde fassent preuve d’intolérance intellectuelle, pour qu’immédiatement les Occidentaux idolâtrent la libre expression. “La liberté d’expression est totale et entière. Ou alors elle n’est pas.” clamait ainsi un site web [2], au sujet d’un de vos polémistes de service. Faux et Archifaux. La liberté de pensée est immense, mais la liberté d’expression est multiplement bridée, dans une société civilisée : interdiction des injures, des incitations à la haine et au meurtre, des diffamations, des divulgations voyeuristes… car le droit à la vie, à la dignité, au respect de la vie privée, eux aussi existent et doivent être respectés.
Un jour, c’est la liberté de croyance qui devient un Graal, et voilà que l’on légitimerait presque la décapitation des infidèles, ou le harcèlement moral des enfants, pour ne pas risquer de contrarier de fumeuses théories théologiques (cf. Le Respect des Croyances). Un autre jour, c’est la liberté vestimentaire qui devient totale, et les gens défilent parties sexuelles à l’air, sans égard pour la sensibilité de leurs congénères (cf. Les Pudeurs).
C’est typiquement lorsqu’une liberté est attaquée, qu’au lieu de la réaffirmer avec force mais mesure, les humains se croient obligés de la déifier aux dépens de toutes les autres. Un engrenage qui amène facilement à des cycles de violence mimétique : des libertés qui s’écrasent les unes les autres, crescendo, dans un chaotique mouvement de va-et-vient, un marasme qui ne termine pas sans importants dommages collatéraux. Faut-il que les humains soient handicapés de l’empathie et de la raison, pour ne pas voir à quel point ces poussées fanatiques, ces fugaces “tyrannies au nom de la Liberté”, ne mènent nulle part ?
Il existe par ailleurs un phénomène presque émouvant chez certaines espèces arboricoles, et que l’on aimerait voir plus souvent chez vous autres, animaux de la Terre : il s’agit de la “timidité des cimes” (ou “crown shiness”). C’est une façon qu’ont les arbres de laisser un vide entre leurs sommets, comme sur la photo ci-dessous ; un phénomène mal connu, mais dont les avantages sont immenses : moins d’ombres réciproques, de transmissions de maladies, de chocs en cas de vent…
L’équivalent humain ? C’est la délicatesse : laisser un précautionneux espace de liberté aux autres, par exemple en ne jouant pas de la batterie jusqu’à 21h59 lorsque le règlement de copropriété exige le silence à partir de 22 heures ; ou en ne se garant pas sur les rares espaces disponibles le long du trottoir, lorsque l’on a sa propre place privée quelques mètres plus loin (“oui mais celle-ci est davantage à l’ombre, je suis dans mon plein droit, etc.”).
Cette forêt des libertés n’est bien entendu qu’une métaphore à relativiser, car une véritable forêt est un champ de bataille permanent entre les différents végétaux, et ce n’est pas ce que vous devriez désirer. Mais qu’elle vous serve de boussole mentale, en vous rappelant qu’une société libre n’est pas celle où “chacun fait ce qu’il veut”, ni celle où des préceptes religieux arbitraires décident de ce qui est permis ou interdit ; que c’est plutôt une société où les libertés des uns et des autres se déploient et se côtoient harmonieusement, dans une recherche concertée du Bien Commun et de la Juste Mesure, non dans une lutte d’appétits égoïstes voulant “dévorer pour ne pas être dévoré”.
Autre version de la citation de John Rowls : “chaque personne a un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous”.
[1] | Les esprits tatillons argueront que les libertés peuvent avoir plusieurs “parents”, et forment donc un graphe et non une arborescence ; je leur réponds “facile, anastomose” |
[2] | L’article en question : Où va notre respect ? |