Un essai du doux Tikami
Le Tikami, adorable petit animal, sillonne le monde depuis un an maintenant. Il rêve de développer le “doux commerce”, qu’un philosophe humain lui avait exposé. Mais ses bienveillants efforts ne sont pas toujours récompensés.
Je décidai, cette année, d’aller prospecter dans le village des Trolls Fruitiers. Un elfe polyglotte, vieux baroudeur s’il en est, accepta de m’accompagner. Faisant environ 30 fois ma taille, son aide serait bienvenue pour ramener des marchandises.
La traversée des montagnes fut longue, mémorable même, pour mes pauvres petites pattes de Tikami. Une fois dans la vallée, une délégation trollesque vint à notre rencontre. Pour nous accueillir ? Pour nous taxer ? Pour nous chasser ? Je n’en savais rien. Ne parlant pas un traître mot de leur langue, je laissai mon compagnon palabrer. Tout se passait visiblement pour le mieux.
Trois dames trolles se plantèrent soudain devant moi, chacune chargée d’un panier de fruits. Ces corbeilles étaient énormes, et mélangeaient pommes, poires, coings, myrtilles, noisettes…
Je contemplai avec délectation les paniers, humant leur bucolique parfum.
Je grimpai sur le premier panier, et fouinai au milieu des énormes fruits. Je découvris rapidement que, sous la première couche, se dissimulait un bon nombre de spécimens immatures, ou vérolés, ou à la limite de la putréfaction. Sans compter quelques éléments inattendus, car vénéneux. Même situation dans le deuxième et troisième panier… difficile de choisir dans de telles conditions. Je retournai auprès de l’elfe.
Je toisai, avec désormais moins de délectation que d’appréhension, les corbeilles.
Je désignai finalement le chargement qui - à vue de museau - contenait le moins de fruits immangeables. La dame Troll qui se trouvait derrière acquiesça ; puis elle repartit à la suite de ses consœurs, le panier sur l’épaule ; je restai sidéré.
Cette histoire me troublait cependant : fallait-il que nous commencions par les bons fruits, quitte à perdre définitivement ceux qui étaient en train de se flétrir ? Ou bien manger continument des fruits sur le déclin ? A quelle vitesse les fruits mûrissaient-ils dans ce pays, d’ailleurs ? Faudrait-il penser à se rationner, ou bien à lever précocement le camp ? Réflexions bien inutiles en vérité, comme me l’apprirent les évènements du lendemain.
La Cacique de notre Panier frappa lourdement à la porte. Il n’était pas 4h du matin. J’avais le pelage en pagaille, les oreilles pliées, les pensées embrumées. À peine avais-je ouvert, qu’elle me lança deux énormes grappes de raisin à la tête, et repartit.
Je restai allongé au sol, écrasé par les grappes, autant que par la stupeur. L’elfe vint heureusement à mon secours.
Sur quoi, il attrapa une grappe, et la mâchonna d’un air dégouté. Je bondis sur mes pieds.
Un éclair me traversa soudain l’esprit.
Je restai bouche bée. L’elfe finit son raisin, se massa vigoureusement le ventre, puis se tourna vers moi.
Je mis un certain temps à digérer cette information.
Hagard, je regardai la deuxième grappe. Un seul de ces raisins suffirait à me terrasser pour une semaine. Je me relevai.
L’elfe ne dit rien, mais prépara son baluchon. Je m’approchai, mal à l’aise.
Version anglaise de ce conte philosophique ici : The Fruity Basket