Regard Humaniste
Panier de fruitsCrédits : Jane Trang Doan via Pexels

Un essai du doux Tikami

  • Dernière édition : 24 mai 2024

Les Paniers Fruités

Le Tikami, adorable petit animal, sillonne le monde depuis un an maintenant. Il rêve de développer le “doux commerce”, qu’un philosophe humain lui avait exposé. Mais ses bienveillants efforts ne sont pas toujours récompensés.

Je décidai, cette année, d’aller prospecter dans le village des Trolls Fruitiers. Un elfe polyglotte, vieux baroudeur s’il en est, accepta de m’accompagner. Faisant environ 30 fois ma taille, son aide serait bienvenue pour ramener des marchandises.

La traversée des montagnes fut longue, mémorable même, pour mes pauvres petites pattes de Tikami. Une fois dans la vallée, une délégation trollesque vint à notre rencontre. Pour nous accueillir? Pour nous taxer? Pour nous chasser? Je n’en savais rien. Ne parlant pas un traître mot de leur langue, je laissai mon compagnon palabrer. Tout se passait visiblement pour le mieux.

Trois dames trolles se plantèrent soudain devant moi, chacune chargée d’un panier de fruits. Ces corbeilles étaient énormes, et mélangeaient pommes, poires, coings, myrtilles, noisettes…

  • Elles les vendent combien? fis-je.
  • Ce n’est pas à vendre, répondit mon ami elfique. C’est inclus dans nos frais de séjour.
  • Ma foi, elles savent recevoir!

Je contemplai avec délectation les paniers, humant leur bucolique parfum.

  • Alors, tu as choisi? me lança l’elfe.
  • Plait-il?
  • Il faut que tu décides à quel panier nous aurons droit.
  • Ah… euh… Je comprends mieux… on peut toucher?
  • Bien entendu, fit-il en souriant. Comment faire un choix éclairé, sans cela?

Je grimpai sur le premier panier, et fouinai au milieu des énormes fruits. Je découvris rapidement que, sous la première couche, se dissimulait un bon nombre de spécimens immatures, ou vérolés, ou à la limite de la putréfaction. Sans compter quelques éléments inattendus, car vénéneux. Même situation dans le deuxième et troisième panier… difficile de choisir dans de telles conditions. Je retournai auprès de l’elfe.

  • Dis-moi, mon ami, est-ce normal que tant de fruits soient… douteux, dans ces paniers?
  • Oui, c’est toujours ainsi. Ces paniers sont préparés par des experts-agronomes du village Troll.
  • Tu as une préférence?
  • Choisis, je préfère m’abstenir.
  • Bon… j’en prends un au hasard, et on ira faire le marché quand on aura fini les morceaux comestibles.
  • Ah non, c’est illégal!
  • Plait-il?
  • C’est la tradition ici. Tu dois décider dès maintenant du panier de fruits qui te fera toute la saison; impossible de changer en cours de route. Tous les trolls, et tous les étrangers qu’ils accueillent, vivent de cette façon.
  • Palsambleu.

Je toisai, avec désormais moins de délectation que d’appréhension, les corbeilles.

  • Hum… et j’imagine que choisir les fruits un par un, pour se constituer son propre panier, c’est…
  • … bien évidemment interdit. En plus d’être très impoli.

Je désignai finalement le chargement qui - à vue de museau - contenait le moins de fruits immangeables. La dame Troll qui se trouvait derrière acquiesça; puis elle repartit à la suite de ses consœurs, le panier sur l’épaule; je restai sidéré.

  • Mais…mais…mais… notre panier!
  • Ne t’inquiète pas. C’est elle qui le gèrera pour nous, en tant que Cacique de notre Panier. Elle reviendra nous voir demain.
  • Bon, enfin une bonne nouvelle.

Cette histoire me troublait cependant: fallait-il que nous commencions par les bons fruits, quitte à perdre définitivement ceux qui étaient en train de se flétrir? Ou bien manger continument des fruits sur le déclin? A quelle vitesse les fruits mûrissaient-ils dans ce pays, d’ailleurs? Faudrait-il penser à se rationner, ou bien à lever précocement le camp? Réflexions bien inutiles en vérité, comme me l’apprirent les évènements du lendemain.

La Cacique de notre Panier frappa lourdement à la porte. Il n’était pas 4h du matin. J’avais le pelage en pagaille, les oreilles pliées, les pensées embrumées. À peine avais-je ouvert, qu’elle me lança deux énormes grappes de raisin à la tête, et repartit.

Je restai allongé au sol, écrasé par les grappes, autant que par la stupeur. L’elfe vint heureusement à mon secours.

  • Mais… que sont ces manières… balbutiai-je.
  • C’est la Cacique du Panier. C’est elle qui décide du jour et de l’heure, fit l’elfe d’un air résigné.
  • Et elle ne nous laisse pas choisir notre fruit?
  • Non, c’est même son principal rôle.

Sur quoi, il attrapa une grappe, et la mâchonna d’un air dégouté. Je bondis sur mes pieds.

  • Attends, tu es fou? Ce raisin a été cueilli bien trop tôt, tu vas te faire… euh… te rendre malade!
  • Tu crois qu’on a le choix? Il faut l’avoir fini avant ce soir.
  • Sinon quoi?
  • Sinon on va avoir de gros problèmes. A minima, se faire jeter hors de la ville. Ils ont des vérificateurs pour cela.

Un éclair me traversa soudain l’esprit.

  • Ces raisins, ils étaient dans le panier de gauche!
  • Et alors?
  • Et alors, moi j’avais, exprès, choisi celui du milieu, celui de notre Cacique!
  • Et alors?

Je restai bouche bée. L’elfe finit son raisin, se massa vigoureusement le ventre, puis se tourna vers moi.

  • Tu sais, ce n’est pas parce que tu as désigné un panier, que la Cacique du Panier n’a pas le droit de te donner les fruits d’un autre. Ni même qu’elle doit te réserver tous les fruits de “ton” panier. Elle n’est pas Cacique pour rien.

Je mis un certain temps à digérer cette information.

  • Tu veux dire que, quand elle veut, cette dame va venir et me forcer à manger un fruit qu’elle aura, unilatéralement, choisi?
  • C’est l’idée.
  • Et les autres trolls, ils sont satisfaits de cette façon de vivre?
  • Ceux qui ont de solides estomacs le vivent bien. Les autres, parfois ils remplissent des cahiers de doléance, parfois ils beuglent leur frustration dans tout le quartier. Mais au final, c’est leur Cacique du Panier qui décide, donc bon…
  • C’est terrible! Qu’attendent-ils pour mettre fin à cette oppression fruitée!
  • Ils l’ont déjà fait par le passé, remplacer soudainement la Cacique du Panier par une autre; ils appellent ça un changement de régime.
  • Mais ça ne rime à rien, c’est comme substituer la peste au choléra!
  • Disons qu’ils sont très à cheval sur les traditions.

Hagard, je regardai la deuxième grappe. Un seul de ces raisins suffirait à me terrasser pour une semaine. Je me relevai.

  • Je pense que ces Trolls ne sont pas mûrs non plus, pour faire du doux commerce. Partons au plus vite.

L’elfe ne dit rien, mais prépara son baluchon. Je m’approchai, mal à l’aise.

  • Je suis vraiment désolé de t’avoir fait perdre tout ce temps. Comment aurais-je pu penser qu’ils vivaient de façon aussi déraisonnable? Tu ne m’en avais rien dit, d’ailleurs…
  • Pourquoi l’aurais-je mentionné? Ça se voit que tu n’as pas encore beaucoup voyagé. C’est une coutume très répandue, chez les peuples archaïques.
  • Comment cela, “coutume très répandue” ? Je doute qu’aucun autre peuple d’aucune autre planète ait pu avoir une idée aussi étrange.
  • Que tu dis. Regarde les humains, par exemple, toi qui les admires tant.
  • Les Magnus Homo Sapiens?
  • Eux-mêmes.
  • Voilà qui m’étonnerait fort. J’ai déjà passé plusieurs mois en leur compagnie, et-
  • Ils ont bâti tout leur système politique sur ce principe. C’est juste qu’ils appellent les paniers de fruits “programmes électoraux”, et les caciques, “présidents”.

Version anglaise de ce conte philosophique ici: The Fruity Basket

Tikami in wildlifeAperçu de l'auteur, le Tikami
 
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