Regard Humaniste

Justice & Ethique

Les frivoles Tikamis ont la chance d'avoir la Déesse de Justice, Athéna, pour mentor.

Justice & Ethique

Un enfant en intimide un autre.Crédits : Yan Krukau via Pexels

Un essai du doux Tikami

  • Dernière édition : 24 mai 2024

La Délation

Je fus un jour forcé d’assister, avec mon hôte, à un cours sur “le formalisme des déclarations de TVA intra et extracommunautaires en droit français”. Pour un esprit bouillonnant et artiste comme le mien, inutile de dire que chaque seconde y passait comme une dizaine d’éternités. Jusqu’à ce qu’un Monsieur ne s’échauffe, et ne prenne à partie la conférencière…

“Alors, comme ça, je suis censé marquer sur mes factures le numéro de TVA de mon prestataire!? Mais alors c’est de la délation, ça!”, martelait-il.

J’ai retenu deux choses de cette intervention. D’abord, que ce Monsieur considérait qu’il était tout à fait bienséant de frauder la fiscalité de son pays, et d’aider les autres à faire de même; point sur lequel je ne m’étendrai pas. Ensuite, que la délation était pour lui une notion foncièrement péjorative.

En prêtant l’oreille à ce qui se disait autour de moi, j’ai vite compris qu’il n’était pas le seul à avoir une mauvaise opinion de la délation. “Je n’aime pas les délateurs”, clamait ainsi un notable dans une émission polémique.

Or, il me semble que non seulement la “délation” est une idée galvaudée, mais qu’elle est en plus, même dans sa définition canonique, loin d’être entièrement contraire à une société de justice.

En effet, quel est le champ lexical antonyme de la délation? C’est l’omerta, la loi du silence; c’est la complicité, la compromission, la complaisance avec le crime. Une société qui préfère ces principes à la délation, c’est une société d’impunité, dans laquelle les victimes se retrouvent démunies face aux mensonges, aux dissimulations et aux mises en scène des oppresseurs, des violents, des corrompus de tous poils. Ce n’est pas de cette société que veut une personne de bonne volonté. À l’inverse, quels sont les terme liés à la délation? Le témoignage, la dénonciation de l’injustice, le lancement d’alerte. Des notions bien moins péjorativement connotées. Se pourrait-il que la délation fasse, en réalité, partie de ces innombrables concepts positifs, qui sous la pression d’esprits malhonnêtes, ont fini par être entachés d’opprobre?

Pas exactement, car comme le lecteur attentif l’aura remarqué, il existe une distinction sémantique notable entre dénonciation et délation. Cette dernière serait, d’après le dictionnaire Larousse, “une dénonciation intéressée, méprisable, inspirée par la vengeance, la jalousie ou la cupidité”. On sent ici un point de friction: lorsque les mobiles sont sordides, les actions ont de grandes chances de le devenir aussi, et les dénonciations, d’être fallacieuses ou partiales. Mais qu’en penser, si une délation a tout de justifié, hormis les motivations du dénonciateur-délateur? Pour un adepte de la morale déontologique, qui s’intéresse davantage aux mobiles des humains qu’aux effets de leurs actions, c’est indéfendable; mais pour des conséquentialistes pragmatiques et bienveillants comme nous le sommes, ce n’est pas primordial: mieux vaut voir un crime dénoncé par la jalousie d’un voisin, que dissimulé par son amitié.

Cependant, cette différentiation «académique» n’est pas celle que le grand public a en tête. Lorsque l’on creuse un peu la noirceur qui entoure ce mot “délation”, on tombe rapidement – allons-y gaiement pour les clichés – sur les temps les plus sombres de l’histoire de l’humanité. L’époque où tout un chacun livrait aux bourreaux leurs voisins juifs, homosexuels, ou plus généralement aryennement indésirables. Ce que personne ne semble réaliser, c’est qu’il ne s’agit pas vraiment de délation. En effet, “dénoncer un innocent”, c’est une expression qui échappe à l’emprise de toute rationalité. Quelle triste ironie que, de fil en aiguille, de confusion en confusion, la délation ait ainsi fini par être assimilée à un de ses plus grands contraires, à savoir la complicité de crime contre l’humanité; de la même façon que la collaboration des citoyens avec la police et la justice, qui tombe sous le sens dans une société en paix, est restée souillée par l’époque des collabos et des procès politiques kafkaïens. D’aucuns diront que ces “délateurs” avaient réellement l’impression de s’en prendre à des Agents de l’Ennemi, et c’est fort probable, mais c’est là un problème bien plus global: dans un système idéologique, où les axiomes sont faux, peu importent les raisonnements, peu importent les motivations, peu importe le sens des mots, puisque le monde des idées et la réalité ont divorcé; il est donc dommage que les termes restent tant marqués par les délires collectifs du passé, une fois que l’idéologie en question s’est essoufflée.

Mais de toute façon, lorsque l’on entend récriminer contre les délateurs, ce n’est typiquement ni l’élévation morale du dénonciateur, ni même cette notion de collusion avec un système criminel, qui est en jeu. Ceux que l’on voue ainsi aux gémonies, ce sont les gens qui osent lever le voile sur les affaires des magouilleurs, des fraudeurs, des voleurs, des manipulateurs, des persécuteurs, des mafieux en tous genres… ceux qui osent, en fin de compte, aider la Justice, que ce soit par sens civique (ce qui serait le mieux), ou par plaisir de remuer la fange (ce qui serait mieux que rien).

Est-ce que la dénonciation est, pour autant, bénéfique en toutes occasions? Non, car outre la possible existence de dilemmes moraux (faut-il dénoncer un voleur, si l’on sait que la juridiction dont il dépend est susceptible de le torturer?), l’excès de délation contrevient au principe de subsidiarité. Il est inutile et nuisible d’en appeler aux autorités supérieures, de faire grande publicité à un litige, si ce dernier peut être réglé à l’amiable, à une plus petite échelle; que ce soit entre protagonistes, ou avec l’aide d’un simple médiateur. Certaines écoles rivalisent ainsi de pédagogie pour apprendre aux jeunes pousses à différencier les signalements utiles (vandalisme, intimidation, racket…), de ceux qui ne font que semer la zizanie pour des peccadilles (“Madame, Jules y m’a tiré la langue!!!”). Et il est permis de penser que, si l’on attrape un chenapan en train de taguer sa porte de garage, il est plus judicieux de le faire nettoyer tout cela, que de demander aux autorités judiciaires de mettre leurs grosses pattes dans l’histoire.

Qu’il vaille mieux être un dénonciateur d’injustice qu’un délateur, cela devrait faire l’unanimité. Qu’il ne soit pas nécessairement très utile de rétablir le sens du terme “délation”, brouillé par l’Histoire, alors que nous avons des synonymes bien plus plaisants, c’est une idée qui me semble plaidable elle aussi.

Par contre, je vous incite, ami lecteur, à placer cette petite alarme dans votre tête: la prochaine fois que vous entendez une personne s’insurger contre la délation, demandez-vous si c’est par pure posture déontologique, ou si elle n’a pas simplement peur de voir sortir de l’ombre l’un de ses compromettants, voire pénalement répréhensibles, secrets.

Tikami in wildlifeAperçu de l'auteur, le Tikami
 
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